Dec 022010
 

New York, printemps 2310.

La mégalopole ne comptait quasiment plus d’immeubles de pierre ou de verre, presque tous ayant été remplacés par d’immenses tours de plastique et d’acier. Quelques bâtisses avaient tout de même échappées à la folie des nouveaux architectes urbains, parmi lesquelles un vieil immeuble de brique construit à la fin du 20ème siècle et dont la large silhouette recouvrait d’ombre le coin de la 19ème rue et de l’avenue Kurt Cobain. Selon la rumeur, le bâtiment et le bar qui en occupait tout rez-de-chaussée appartenaient à la légende du Néo-Jazz Alex Gantis et il était très probable que cette rumeur soit vraie. Tout d’abord, le bar s’appelait ” le verre dans la pomme “, un jeu de mot français qui rappelait tout autant les origines du chanteur que son amour pour les traits d’esprit décalés. Ensuite, l’enseigne en elle-même, peinte à même le mur, l’était dans une typographie qui n’était pas sans rappeler celle utilisée sur la pochette du dernier album de l’artiste. Enfin, la réouverture de l’établissement abandonné par ses anciens propriétaires était survenue quelques semaines à peine après la soudaine disparition de Gantis.

Quelques sept années plus tôt et alors qu’il était au sommet de sa gloire, le virtuose avait décidé de disparaître de la scène, juste après ce qui fût son concert le plus majestueux, à Londres. Son agent avait alors distribué à la presse une vidéo sur laquelle Alex Gantis expliquait qu’il considérait sa carrière comme un affreux échec personnel. Comme beaucoup de grands artistes, le musicien avait une conception très évoluée de son art, et il expliquait maladroitement que la musique avait pour but de donner une dimension supplémentaire à sa vie comme à celle de ces auditeurs, une dimension perpétuelle qui deviendrait partie intégrante du quotidien des gens. Selon ses propres termes, sa musique aurait dû devenir la ” bande son ” de la vie, un but théorique que tout son talent n’avait pas réussi à atteindre. Pour Gantis, toute son œuvre n’était que l’Ersatz de ce qu’il rêvait d’accomplir et c’est ainsi qu’il décida de mettre fin à ce qu’il considérait comme une mascarade, sur fond de critiques acerbes de la part des spécialistes qui considéraient alors son acte comme un vulgaire coup marketing. Le temps démontra qu’ils avaient tort.

” Le verre dans la pomme ” était un bar intimiste et chaleureux, très semblable aux vieux pubs du 20ème siècle, mis à part qu’il ouvrait en continu quelle que soit l’heure ou le jour. Les murs aux couleurs chaudes accueillaient sur fond ocre ou rouge les rappels d’imminents artistes disparus sans qu’aucun semblant d’ordre n’en régisse le placement. C’est ainsi que, derrière le grand bar aux bordures dorés, une vieille photo de Robert Johnson côtoyait une pochette de 33 Tours d’Eric Clapton et une vieille Gibson dédicacée de KT Tunstall, le tout figurant un hommage anarchique et passionné à la musique, cette musique qui emplissait les yeux et les oreilles des nombreux clients du lieu. Un éclairage hasardeux perçait la fumée des cigarettes de rayons pâles, finissant en halos de lumière tamisés permettant tout juste de distinguer les tables rondes qu’entouraient de confortables canapés de velours rouge. Dans le brouhaha ambiant, on captait quelques fois les paroles amères des fans du propriétaire fantôme, qui n’était jamais apparu dans son bar présumé, même si ces admirateurs continuaient à en garder le secret espoir.Assis tout au fond de la salle, toujours à la même table, John Benton Junior sirotait comme à son habitude un double scotch sec en sombrant petit à petit vers l’état de profonde alcoolisation qu’il affectionnait. L’homme se prétendait être un ancien musicien de Gantis, et il passait toutes ses journées assis à cette place, dans l’obscurité, son verre à la main et le regard dans le vide lorsqu’il ne dormait pas tout simplement, la tête sur la table. On continuait à le servir, par égard pour son probable passé (personne ne savait vraiment s’il disait la vérité) autant que par pitié, tant et si bien qu’il avait fini par faire partie du décor. Quelques nouveaux clients dont la curiosité était piquée par l’attitude de l’étrange vieux bonhomme s’essayaient à lui adresser la parole, mais ils ne recevaient toujours comme réponse qu’un ramassis d’insultes et de vulgarités entrecoupées de phrases parfaitement inintelligibles : les serveurs portaient alors un autre verre à John qui finissait par se calmer. Ce deuxième jour du printemps 2310, John de parvint pas à se saouler complètement ; Alors qu’il levait la main pour commander un autre verre, deux hommes richement habillés entrèrent dans la salle obscurcie et se dirigèrent vers lui d’un pas rapide et déterminé.

Le premier des deux était plutôt petit, vêtu d’un costume de travail noir et d’une cape de représentant de la loi, il était évident qu’il s’agissait d’un avocat. Il tenait fermement un porte-document électronique noir qui n’arborait aucun logo. L’autre, beaucoup plus grand, portait le même costume mais sans cape et avait les mains libres. Sa stature et son comportement ne laissaient aucun doute sur sa fonction, il n’était de toutes façons pas rare que les avocats se déplacent en compagnie d’associés plutôt musclés. L’avocat posa son porte-document sur la table et, sans un mot, pris place aux côtés de John tandis que son associé restait debout à quelques mètres. Il s’adressa ensuite à John de manière très formelle, tout en ouvrant son porte-document.
” Etes vous John Benton Junior ? ”
” Qu’est-ce que ça peut te foutre ? ”
” Je suis avocat pour le compte de New Babylone, et je recherche John Benton Junior, répondez vous à ce nom ? ”

New Babylone était une société importante, fondée deux siècles plus tôt par un milliardaire de génie. La société proposait à ses clients de s’exiler, pour des périodes plus ou moins longues, sur une station spatiale orbitale entièrement dédiée à la détente, aux jeux d’argents et à d’autres plaisirs moins avouables tels que le sexe et la drogue. Le concept avait très rapidement fonctionné, dans un premier temps auprès des grands cadres et PDG fortunés, puis touchant petit à petit toutes les couches de la population. Evidemment, New Babylone avait eu ses détracteurs, mais le succès et l’ascension économique fulgurante de l’entreprise avaient eu raison des opposants au projet et finalement, New Babylone était devenu une société respectée et reconnue comme le principal acteur du tourisme extra planétaire.

L’avocat regardait John fixement, attendant de sa part un réponse, pendant que se dernier vidait d’un trait le verre qu’on venait de lui apporter.
” Et alors, qu’est ce que vous lui voulez à Benton, hein ? ”
” En fait, je souhaite plus exactement parler à Alexandre Mossinot Gantois, connu sous le pseudonyme de … ”
Le verre de John éclata soudainement dans sa main dont le sang commençait déjà à couler quand ce dernier frappa violement du poing sur la table. Ses yeux brillaient d’un éclat malsain et la colère les avait injectés de sang.
” Je sais qui est Mossinot ! Ecoute petit gratte papier d’mes couilles, j’sais pas ou est Alex et je n’ai pas vraiment envie d’en parler avec toi, alors tu remballes tes affaires, ensuite toi et ton gorille vous me foutez le camp, pigé ? ”
Il n’y avait plus un bruit dans la grande salle et tous les clients s’étaient retournés par surprise vers la table de John. Ce dernier repris tant bien que mal son sang froid, puis il leva la main pour commander un autre verre en se rasseyant. L’avocat avait commencé à se lever, et le reste des clients s’étaient déjà désintéressés de la scène quand il se rassit en tendant un document à John.
” Ecoutez, John, j’ai ici un document spécifiant qu’Alexandre Mossinot Gantois, français naturalisé américain, a demandé en 2304 un changement d’Etat civil pour raisons personnelles vers le nom de John Benton Junior. J’ai bien plus de pouvoir que ce que vous pensez, alors vous feriez bien de m’écouter, Gantis ! ”

Alex était abasourdi : avec la mine pitoyable d’un enfant qui s’est fait prendre à voler un bonbon, il se adossa à son fauteuil et accepta d’écouter son interlocuteur. Le masque de John Benton avait quitté en une fraction de seconde le visage sur lequel il s’était installé depuis si longtemps. Si un client s’était retourné vers John à ce moment la, c’est bel et bien Alex Gantis qu’il aurait reconnu. Tout en lui tendant une serviette pour bander sa main blessée, l’avocat s’adressa à lui d’une voix pleine de compassion.
” Nous sommes ici pour vous, Alex. Pour votre rêve, vous comprenez ? Nous sommes sur le point de réussir à donner une bande son à la vie de nos clients. ”
Alex était nerveux, la sueur commençait à perler sur son front, il réfléchissait silencieusement, les bras serrés contre son lui. Il se balançait doucement, sans s’en rendre vraiment compte, d’avant en arrière. Il répondu dans la vague, comme s’il s’adressait à lui-même plutôt qu’à l’avocat.
” Je … j’y ai réfléchi, longtemps … c’est impossible, vous savez ? Impossible. Il faudrait être partout … et comment tout deviner … non ce n’est pas possible, et ça m’a détruit … ”
” Nous avons presque réussi, Alex, je peux vous l’assurer. Notre technologie nous permet de capter facilement l’état émotif de nos clients, et New Babylone est équipée pour cela. Nous avons installé un centre de traitement géant au sein du quel notre nouveau processeur gère les agents logiciels chargés d’analyser les émotions et de les trier. Nous savons aussi comment générer une perception musicale forte dans l’esprit de nos clients sans troubler son entourage. Nous avons tout cela, mais il nous manque l’élément central, celui qu’aucun processeur ne peut remplacer, le chef d’orchestre. Vous êtes le seul que nous connaissions qui soit doué d’une sensibilité artistique et émotionnelle suffisante pour mener se projet à son terme. Nous avons besoin de vous, comme vous avez besoin de nous. ”
En un instant, Alex Gantis, virtuose du Néo-Jazz et plus grand compositeur du 24ème siècle, était réapparu. Son visage s’était éclairé et son regard brûlait d’un intérêt extraordinaire pour les mots de l’avocat. Il fronça légèrement les sourcils en réfléchissant tout haut.
” Oui, oui ça peut marcher … mais, ce n’est pas tout. Il y a un autre problème, c’est la matière … Quelle musique vais-je diffuser ? Il me faut des musiciens, des échantillons, … ”
” Nos ingénieurs ont pensé à tout cela. Vous aurez un orchestre philharmonique à votre disposition 24 heures sur 24, des musiciens que qualité qui ont été sélectionnés à cet effet et qui se relaieront pour être toujours à votre disposition. Nous avons aussi constitué une base de donnée contenant tout ce qui a été écrit et interprété depuis les permisses de la musique. ”
” Où est le piège ? ”
” N’en cherchez pas, vous perdriez votre temps. Voici les quelques règles à respecter : Tout d’abord, il s’agît d’un travail de chaque instant et votre engagement sera irrévocable jusqu’à votre mort. Ensuite, tout devra rester complètement et absolument secret. Enfin, vous ne devrez jamais tenter de communiquer avec un être humain autrement qu’en lui fournissant le son de sa vie. Il y aura quelques autres petites formalités mineures à effectuer, elles sont toutes indiquées dans ce dossier.”
Alex signa sans même le lire le document électronique qui lui était présenté et leva la main pour commander un dernier verre. La satisfaction et l’excitation se lisaient sur son visage.
” Quand dois-je partir ? ”
” Vous avez le temps de boire votre verre, M. Gantis. Bienvenue parmi nous. Votre rêve vous attend.”

New Babylone, quelques jours plus tard.

A grand renfort de spots publicitaires, New Babylone avait finalement levé le voile sur son plus grand coup marketing. Dorénavant, la vie de chacun des visiteurs de New Babylone pourrait être dotée d’une bande son toujours renouvelée et en parfait harmonie avec ses sentiments. La société ne communiquait rien de l’aspect technique de cette nouveauté et ce mystère attisait encore plus la curiosité des futurs clients. Alex avait très rapidement appris à doter d’une bande son la vie de quelques volontaires tests résidant à vie à New Babylone. Il maîtrisait déjà parfaitement le fonctionnement de ses assistants, des petits programmes intelligents qui scrutaient les moindres changements d’émotion des habitants de la station.

Alex était heureux. Il avait enfin accédé à son paradis, réalisé son rêve. Il était le grand chef d’orchestre de New Babylone, celui qui dotait d’une bande son la vie de millions de gens. Lorsqu’il en avait besoin, il transmettait les informations nécessaires au gigantesque orchestre, juste en dessous de lui, par la simple pensée. Il virevoltait d’un habitant à un autre, observant quelques secondes ou se focalisant des heures sur un cas intéressant. Il pouvait choisir de jouer un petit air stressant, plein de suspense lors de la dernière main d’une partie de poker, ou s’amuser à jouer une marche funèbre lorsqu’un richissime client de la station n’arrivait pas à honorer la fille qu’il s’était payé pour la nuit. Alors que son cerveau bardé d’électrodes flottait doucement dans sa cuve de liquide nutritif, il dota la vie d’un homme qui venait de tout perdre à la roulette d’une sinistre bande son. Finalement, toutes ces petites formalités n’avaient été qu’un faible prix à payer pour pouvoir enfin réaliser son chef d’oeuvre.

Au même moment, à New York.

Les techniciens de New Babylone finissaient d’emporter les meubles du ” verre dans la pomme “. Debout devant le vieux bâtiment, Greg Hulston, chef de projet pour la grande société, regardait la scène avec amusement. L’un des anciens serveurs du bar s’approcha de lui et le salua avec respect.
” Bonjour Monsieur. Nous achevons de démonter le décor, et les comédiens ont tous été payés. Cela représentait une somme considérable, vous vous en doutez, sept ans de travail acharné ! Je pense que nous aurions pu obtenir le même résultat au bout de trois ou quatre ans … ”
” C’était à moi d’en décider, pas à vous ! Cette mission a été menée à bien, et c’est l’essentiel. Finissez d’embarquer le matériel, et rejoignez moi à Chicago rapidement, on dit que la grande actrice Elisabeth Martin souhaite mettre fin à sa carrière. “

  3 Responses to “Bande Son”

  1. Je voulais prendre le temps de lire ta nouvelle, c’est désormais chose faite.

    Je dois dire que c’est pas mal du tout. De mon point de vue relativement inexpérimenté je détecte bien ça et là quelques maladresse, et une tendance à faire de longues phrases qui n’en facilite pas la lecture, mais ça a un sens. La fin est intéressante mais aurait peut-être pu être mieux amenée. En fait en terminant ma lecture je me faisais justement la remarque qu’il manquait une “péripétie”, quelque chose qui relance l’intrigue, et je me suis en quelque sorte fait surprendre, mais ça pourrait être mieux valorisé je pense. Aussi, rien de grave, mais il y a quelques faute ça et là, je dirais 4 de mémoire, un “de” à la place d’un “ne”, des oublis de mot ou de lettres.

    Je me suis retrouvé dans une situation singulièrement proche il y a quelques années : j’ai moi-même écrit de courtes histoires et chérissait cette intention du premier jet avant qu’on ne me convainque de les retravailler, et de relire ; écrire demande beaucoup de travail, bien qu’on en soit pas toujours conscient.

    • Ouaip mais le retravail c’es chiant 🙂 La par exemple, si je devais retravailler Nilgor et tout les textes que je publie ici .. je n’écrirais jamais de nouveau truc.

      Et je passe déjà énormément de temps à imaginer, agencer, modifier, écrire mes premiers jets.. RAH quoi.

      🙂

    • Pour les fautes que tu m’as indiqué, je vais essayer de les retrouver et de les corriger.

      Pour la fin, je dois rendre à césar ce qui est à césar, l’idée que le bar soit faux, vient de mon pote.

      Dans la version originale, le texte s’arrétait deux paragraphes avant (à chef d’oeuvre).

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